2009
Fête des Pères

Un roman cruel et émouvant, sur fond de gerre d'Algérie jamais cicatrisée.
Il est un mot qui, plus d'un demi-siècle après les événements d'Algerie, fait encore tache, et que le narrateur du roman de Gilles Sebhan, Fête des pères, n'écrira pas : harki.

Son père est un harki, Algérien auxiliaire de l'armée française, marié à une française, et donc un traître aux yeux de ses compatriotes, qui a dû fuir son pays, comme des milliers d'autres après 1962. On connaît la suite : la France s'est montrée ingrate vis-à-vis de ces soldats qui l'avaient servie et ne leur a offert que des camps de réfugiés.

Le père du narrateur, lui, est devenu ouvrier. Un homme modeste, discret, qui n'a jamais su manifester aux siens la tendresse qu'il leur portait .

Sa femme a fini par se suicider, d'une façon particulièrement atroce, et c'est son fils qui l'a découverte, asphixiée dans leur voiture. Pour le narrateur, c'est son père le coupable de tout : le naufrage de leurs vies, la mort de la mère, ses propres problèmes. Tout gosse déjà, il était le souffre-douleur des jeunes Arabes de sa cité, auxquels il se soumettait non sans un certain plaisir masochiste. Car il les trouvait beaux, les aimait à sa façon.

Aujourd'hui, il a musclé son corps, et il a décidé de se venger d'eux, en bloc : il drague de jeunes beurs dans de somptueuses voitures qu'il a volées, il a avec eux des rapports sexuels, puis il les tue.

Il les massacre, plus exactement, dans des pratiques qui tiennent à la fois de la chirurgie, de la boucherie, parfois du cannibalisme. Mais sans haine. Auparavant, il leur fait écouter de la musique, des airs arabes rythmés par la darbouka, et il les appelle tous Mansour, qui signifie victorieux ; et pas seulement par dérision. Il a même fini par se passionner pour la musique arabe. Il est devenu musicologue, sillonnant le Moyen-orient â la recherche d'artistes virtuoses. Lui-même s'est essayé à la darbouka. Le tambour où les doigts glissent ou frappent n'est-il pas en peau? De chat, en général...

Pour son quatrième roman, Gilles sebhan a réussi une sorte de prouesse : sur un sujet scabreux, il évite toute obscénité, toute complaisance.

Les mots sont quelquefois crus, mais emportés par un style d'une élégance impitoyable. C'est bien plus fort comme ça.

Ce dialogue impossible entre un père et son fils, thème central du livre, cette déviance qui est un appel au secours sont bien rendus, sans pathos inutile. Mais avec émotion. A la fin,le narrateur parviendra à écrire un autre mot, jusque-là tabous sous sa plume: "papa".

Jean-Claude Perrier (Livres hebdo)